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Des soucis et des hommes

paru dans l’émilie, no.1495, août/septembre 2005

Les dominants ont parmi d’autres caractéristiques communes d’attirer l’admiration et la compassion vers eux. Les hommes n’échappent pas à la règle ; certains sont même devenus maîtres dans l’art de faire passer leurs tracas quotidiens pour des problèmes sociaux majeurs. Caméras bienvenues.

Le mécanisme est connu : prenons l’exemple dramatique des victimes du « 11 septembre » 2001, qui ont fait couler plus de larmes que celles des villages afghans et irakiens bombardés. Dans un registre plus léger, comme l’a fait remarquer la psychologue Pascale Molinier, le stress des cadres a fait couler bien plus d’encre que celui des caissières de supermarché.

Quand on cumule les positions dominantes, c’est-à-dire lorsqu’on est un homme blanc, hétérosexuel et de bonne facture sociale, on peut aller jusqu’à s’offrir deux semaines de trek dans le désert pour exposer ses doutes existentiels. C’est en effet le cadre pittoresque d’un film-documentaire récemment tourné en Tunisie avec treize protagonistes à la recherche d’une identité masculine qu’ils considèrent comme problématique. [1] Ce parcours ascétique est placé sous la responsabilité d’un thérapeute qui a pour mission de leur faire découvrir la vérité profonde cachée sous leurs « masques ».

Le projet pourrait sembler louable à première vue, surtout que l’objectif affiché est d’améliorer leur relation aux femmes. Mais qu’on ne s’y trompe pas : bien qu’absentes physiquement, celles-ci sont omniprésentes symboliquement sous une forme qui rappelle les expressions les plus éculées de la misogynie : épouses despotiques, mères castratrices qui ont pour effet de les empêcher de s’épanouir en tant que véritables hommes. L’occasion leur est ici largement donnée de se défouler contre elles, de se plaindre et de se complaindre entre hommes, de se conforter dans le sort qui les unit face à des femmes censées les opprimer.

Pour retrouver cette identité enfouie au fond d’eux, tous les moyens sont bons, du cri primal à la lutte à la culotte. Et dans le désert, entre hommes, tout est permis : les sanglots, l’affection, les embrassades, les mises à nu, etc. Ces comportements sont même prestement encouragés par le thérapeute qui fait un usage extensif et lucratif de l’injonction qui veut que les hommes sachent désormais exprimer leurs émotions. Ce qui, dans d’autres cadres, serait vite ridiculisé, est ici largement valorisé et permet à ces hommes de parler entre eux d’eux-mêmes et des femmes avec de nouveaux codes qu’ils ont soigneusement élaborés à l’écart de celles-ci.

Se trouvent ainsi définis les codes d’une nouvelle virilité de dominants qui intègre en partie, pour mieux les détourner, les revendications féministes. [2] Ainsi s’agit-il de promouvoir une « agressivité qui ne soit pas destructrice », ou encore de « se battre en ayant l’impression qu’on y a mis du cœur », merveilleux oxymore qui peine pourtant à masquer une tentative de récupération bien maladroite. Mais l’ironie de l’affaire veut que de telles stratégies, traditionnellement tenues dans le secret des hommes, peuvent ici se dérouler sous l’œil des caméras tout en bénéficiant d’un accueil très enthousiaste du public, femmes comme hommes, et des médias. Il faut dire que le travail du cinéaste n’y est pas pour rien : Cette quête de soi se trouve esthétisée par une construction scénographique lénifiante qui alterne vides intérieurs et paysages désertiques, offrant une parfaite métaphore visuelle aux slogans masculinistes qui commandent d’entrer en « résonance authentique avec son intériorité », selon les mots du responsable du Réseau hommes Suisse romande, interviewé sur Couleur 3 dans une longue émission consacrée au film.

On ne peut donc que s’interroger sur la fonction sociale de la médiatisation dont jouit cette expérience « intime » et narcissique. Tout porte à affirmer qu’une telle psychologisation à outrance, qui fait rechercher aux hommes des solutions en eux-mêmes, tend à les dispenser de penser leur responsabilité individuelle et collective vis-à-vis des femmes. Et quand bien même le rapport au féminin est envisagé dans des termes volontaristes, c’est dans une formulation parfaitement creuse et dépolitisée, comme chez ce protagoniste qui s’écrie, face à un paysage désertique qui s’étend à perte de vue : « Je m’engage à être plus en accord avec l’espace maternel autour de moi » ; ce qui, soyons en certain·e·s, ne l’engage à rien du tout.

En définitive, tout cela a pour effet vulgariser la thèse sociale d’une « crise de la masculinité » au moment même où les hommes résistent comme on sait au mouvement d’émancipation des femmes. De telles thérapies, comme le film qui leur sert ici de support publicitaire, contribuent à diffuser l’impression que les hommes changent tout en masquant les résistances. Car les sources du changement ne résident pas dans une mystique « authenticité » intérieure, mais sans doute dans une prise de conscience collective et politique des enjeux de l’égalité. Mais le marché de l’introspection est décidément très rentable et un tel film donne à penser que la souffrance des dominants est promise à un bel avenir commercial.

Christian Schiess




[1] Le souffle du désert, de François Kohler, XL Productions, 2005

[2] Ces groupes, constitués en « réseaux hommes » internationaux, se sont formés dans la mouvance des groupes de parole initiés par le psychanalyste québécois Guy Corneau, figure emblématique des mouvements masculinistes.