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Les bénéfices de la conciliation « famille-travail »

paru dans l’émilie, no.1505, octobre 2006

Longtemps considéré comme un enjeu indigne d’une politique sérieuse, le problème de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale est désormais inscrit à l’agenda économique et politique. Le contexte dans lequel ce débat prend forme indique cependant que cet impératif de conciliation est défini avant tout en fonction des besoins de l’économie productive. Bébés et argent sont appelés à faire bon ménage.

Qui dit « conciliation » des tâches familiales et professionnelles sous-entend bien souvent double journée, emploi à temps partiel, précarité, obstacle à la carrière, etc. Et ces contradictions se conjuguent presque exclusivement au féminin. L’attention portée depuis quelques années au rapport problématique entre ces deux champs d’activité, loin d’aborder de front tous ces problèmes, semble se faire prioritairement au profit des entreprises. La sphère familiale, quant à elle, resterait plutôt perçue comme un champ d’inactivité.

Ce n’est pas là qu’un simple jeu de mots. Dans son soucis de favoriser « l’équilibre entre la vie active et la vie de famille en Suisse », l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) laisse entendre que le travail familial ne participerait pas véritablement à l’activité économique. C’est là une vieille rengaine dénoncée depuis longtemps par le féminisme. Il se trouve que c’est à l’occasion de ce rapport de l’OCDE, daté de 2004, que l’impulsion a été donnée aux dirigeant·e·s politiques et économiques de notre pays de célébrer les bienfaits de la conciliation. L’intitulé exact du document est : Bébés et Employeurs : Comment réconcilier travail et vie de famille ? Quant au communiqué de presse qui a suivi, présenté conjointement par une représentante de l’organisation et par les conseillers fédéraux Deiss et Couchepin, il appelait à « aider davantage les femmes suisses qui travaillent afin d’éviter les pénuries de main-d’œuvre et stimuler la croissance économique ». En fait d’aide aux femmes, il s’agit bien plutôt d’inciter ces dernières à accumuler les heures de travail dit productif, c’est-à-dire à même de générer une augmentation du produit intérieur brut.

Dans la perspective quasi-religieuse d’une croissance économique censée bénéficier à tout le monde mais dont les effets sont plus en plus inégalement répartis, le travail à temps partiel des femmes peut ainsi être considéré comme un « gaspillage de capital humain[1] ». Les enfants apprécieront. Toujours dans la même conférence de presse, la représentante de l’OCDE poursuivait : « Notre étude montre que si les taux d’emploi et le nombre d’heures travaillées par des femmes suisses augmentaient progressivement sur les 50 prochaines années, pour atteindre les chiffres masculins, le niveau de PIB pourrait être de 15 à 20% plus élevé. » Cette affirmation proprement vertigineuse trahit une double incohérence. Non seulement elle reconduit l’équation travail = travail professionnel, reléguant ainsi l’activité domestique au rang de doux loisir improductif, mais elle est biaisée par une vision masculine qui impose aux femmes de s’adapter au rythme professionnel des hommes. Il découle immédiatement d’une telle « logique » que ces derniers ne sauraient nourrir l’espoir de réduire leur taux d’activité professionnelle, car cela réduirait le PIB. C’est malheureusement cette incohérence qui est au principe de la vision actuelle de la « conciliation travail-famille ». Celle-ci ne peut se traduire que par un accroissement du cumul des tâches qui a toutes les chances de se faire sur le dos des femmes, ou alors par un appel toujours plus important à une main d’œuvre domestique sous-payée, féminine elle aussi.

L’objectif primordial de la conciliation ainsi entendue est par conséquent une « augmentation du nombre des actifs et du volume de travail », tout comme lorsqu’il s’agit d’exhorter les personnes âgées de travailler plus longtemps. La conciliation des activités est une bonne chose quand et seulement quand elle contribue à stimuler la « croissance », terme qu’il serait plus approprié de traduire par productivité et compétitivité des entreprises dans un capitalisme effréné. Bien sûr, le meilleur moyen d’inciter les entreprises à mettre en œuvre des mesures facilitant la combinaison des activités professionnelles et familiales est de leur démontrer que cela va également dans leur intérêt (voir entretien ci-contre). Mais faudra-il pousser le jeu cynique de l’utilitarisme jusqu’à calculer la plus-value capitaliste indirectement engendrée par chaque minute supplémentaire consacrée à langer un enfant, avant de pouvoir prouver que ce travail est bel et bien utile à la société ? Peut-être les marchands de couches culottes soutiendraient-ils ce type de démarches dans leur soucis humaniste de favoriser la conciliation des tâches ?

Christian Schiess




[1] Discours de Martine Durand, directrice-adjointe à la Direction de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l’OCDE, à l’occasion de la présentation du rapport sur la Suisse ; Berne, 28 octobre 2004